La Shui Lan Yin 1997 (97水蓝印), littéralement Marque bleu aquatique ou bleu-eau, est incontestablement un des grands puerh (Pu Er tea) des années 90. Mais cette galette, qui tient son nom de l'étonnante coloration délavée qu'a pris avec le temps le caractère thé (茶) imprimé au centre de son emballage, est aussi un puerh (Pu Er tea) qui aura particulièrement fait couler de l'encre auprès des amateurs de thé.
Non pas une mais deux Shui Lan Yin
Pour bien comprendre ce thé et ne pas s'égarer, il faut d'abord savoir qu'il y a, à côté de la multitude de copies, deux véritables Shui Lan Yin différentes sur le marché (et même trois), qui à part un caractère bleu vert en leur centre n'ont pas grand chose à voir entre elles. Beaucoup en effet mélangent ces deux galettes, et utilisent notamment des écrits, comme des passages du livre de Deng Shi Hai relatif à la première Shui Lan Yin pour parler de la seconde, rendant l'histoire de ce thé toujours plus confuse.
La première Shui Lan Yin, une contrefaçon qui remonterait aux années 50
La première Shui Lan Yin arrive sur le marché à Hong Kong dans les années 90, et a probablement été rendue si célèbre par le second livre de Deng Shi Hai, concernant les thés puerh (Pu Er tea) d'après 1950. Ce thé, dont l'emballage est celui d'un Chi Tse Been Cha CNNP des années 80, est non seulement remarquable par la couleur délavée du caractère thé (茶) au centre de son emballage, ce qui lui vaudra son nom auprès des collectionneurs, mais par de nombreux autres détails.
Le poids de la galette tout d'abord, de 400 grammes, là où l'on s'attendrait à 357g, le papier utilisé pour l'emballage ensuite qui diffère des papiers utilisés par Menghai Tea Factory, la faible qualité de l'impression et les encres employées, qui là aussi ne sont pas conformes aux productions de cette période, mais aussi et surtout la très faible compression de la galette dont les feuilles s'effritent à peine on les touche. Autant d'éléments qui ont fait polémique et tendent à démontrer que cette galette est une contrefaçon, ou tout du moins n'est jamais sortie de Menghai Tea Factory.
En 2004 Deng Shi Hai, grand spécialiste Taiwanais des thés anciens montre une de ces galettes à Zou Bing Liang et Lu Guo Ling, respectivement maître assembleur et vice directrice de Menghai Tea Factory, qui lui confirment que l'usine n'a jamais produit ce thé durant leur présence, ou tout du moins pas entre 1984 et 1997. Pour Deng Shi Hai, qui s'est beaucoup penché sur cette galette, elle aurait en réalité été pressée dans les années 80, non pas dans le Yunnan mais en Birmanie, à partir de feuilles datant elles des années 50.
Le manque de tenue des feuilles viendrait ainsi de l'âge du thé utilisé, une trentaine d'année, et du manque de matière « collante » de feuilles de cet âge. Quand au caractère gustatif unique du thé, il serait imputable non seulement à l'âge du thé, mais aussi à l'origine des feuilles. Deng Shi Hai, qui connaît particulièrement bien les thés d'avant 1950, y voit en effet des similitudes avec la célèbre Fu Lu Gong Yuan Cha, un de ses thés fétiches dont il n'aura cessé de tenter de percer les mystères, lui faisant dire qu'il est possible que les feuilles proviennent de Fengqing, l'origine présumée de la Fu Lu Gong.
La seconde Shui Lan Yin, une 7542 produite par Menghai Tea Factory en 1997
La seconde Shui Lan Yin, qui nous intéresse aujourd'hui, apparaît aussi à Hong Kong dans les années 90 à peux près au même moment que la première. Comme celle ci, elle est remarquable par la couleur délavée du caractère thé (茶) au centre de l'emballage, mais une observation attentive de l'emballage montre de nombreuses différences entre ces deux galettes. La première Shui Lan Yin a probablement bien été compressée dans les années 80 et reprend la mise en page CNNP de ces années, avec notamment la ligne « YUNNAN CHI TSE BEENG CHA » en pinyin plus longue que la version en caractère Chinoise, là où sur la Shui Lan Yin de 1997, conformément à d'autres productions des années 90 (comme les Marques Oranges), ces deux lignes sont de même longueur. Mais c'est surtout à l'ouverture de l'emballage que l'on se retrouve face à des feuilles à l'allure radicalement différente.
- 1.Emballage d'une galette Menghai Tea Factory des années 80
- 2.Emballage de la Shui Lan Yin 1997
- 3.Emballage de la Shui Lan Yin 1997 Détail
- 4.Shui Lan Yin 1997 galette
Car il s'agit bien d'un thé différent et derrière cette seconde Shui Lan Yin se trouve un puerh (Pu Er tea) brut produit par Menghai Tea Factory en 1997, à partir de la très célèbre recette 7542. A quoi attribuer la couleur unique du caractère 茶 sur l'emballage de cette série rare de galettes produites de 1997 ? Il est difficile d'avoir une réponse sûre. Certains attribuent cette couleur à un nouveau défaut d'impression lié à l'emploi d'un encre de mauvaise qualité, ce qui semble tout à fait possible.
Mais on peut aussi tout à fait penser à une « erreur » volontaire de la part de Menghai Tea Factory qui depuis 1996 sort des standards communistes, et inaugure différents emballages, ou à une éventuelle commande privée de Hong Kong. Avec l'ouverture de l'entreprise, Menghai Tea Factory accepte en effet de plus en plus de commandes privées, notamment pour les maisons de thé de Hong Kong, et il est tout à fait imaginable que la Shui Lan Yin de 1997 soit une série spéciale produite pour satisfaire une de ces maison de thé et profiter de la notoriété de la première Shui Lan Yin en vogue dans les années 90.
Cette hypothèse d'un production volontaire d'une série spéciale à l'emballage bleu aquatique est aussi appuyée par l'existence d'une troisième galette bleue-eau beaucoup moins connue, non pas brute mais fermentée, produite par Menghai Tea Factory à la même période que la Shui Lan Yin de 1997. Mais cela expliquerait aussi la qualité particulière et le caractère unique de cette série de 7542. Car ce que ce thé a de plus marquant n'est pas son emballage mais bien sa qualité et son excellente maturation.
Shui Lan Yin 1997, un grand thé des années 90
Un thé produit par Menghai Tea Factory juste après sa réforme de 1996
Construite en 1939 dans la région de Menghai sous le nom de Fohai, l'usine devient usine d'état avec le passage de la Chine sous le régime communiste puis est renommé Menghai Tea Factory en 1959. Elle produira depuis parmi les thés les plus célèbres et les plus recherchés de l'histoire moderne du thé puerh.
Fidèle aux standards communistes, les différentes usines d'état ne possèdent pas (ou tout du moins n'utilisaient pas ou très peu) leurs propres marques avant 1996, et toutes les galettes étaient alors commercialisées par l'unique entreprise d'état China National Native Produce & Animal By-Products Import & Export Corporation (CNNP). Ces thés sont ainsi tous emballées de l'emballage standard de cette entreprise, quelque soit la nature du thé, son année de production ou encore l'usine d'où le thé est sorti.
- 1.Menghai Tea Factory
- 2.Entrée de Menghai Tea Factory en 2009
- 3.Emballage de la Shui Lan Yin
- 4.Nei Fei Menghai Tea Factory de la Shui Lan Yin 1997
Si rien ne différencie l'emballage extérieur, l'usine qui a produit le thé est généralement stipulée, en petit caractères, au bas du Nei Fei, ce petit morceau de papier inséré entre les feuilles au cœur de la galette, mais aussi sur le Grand Ticket, qui accompagne les Jian (paniers) contenant 12 tong de thé (64 galettes).
Parmis les différentes usines d'état qui depuis les années 50 sont responsables de la production du thé puerh, les thés sortis de Menghai Tea Factory sont les plus recherchés des amateurs et, telle cette Shui Lan Yin de 1997, sont généralement considérés comme étant de qualité supérieures.
En 1996, un an avant le pressage de la Shui Lan Yin, Menghai Tea Factory est réformée et devient Menghai Tea Industry Limited Company, ce qui marquera un tournant pour l'entreprise et s'accompagnera du départ de deux grans nom de l'uisneZou Bing Liang et Lu Guo Ling. S'ensuivra un éloignement progressif face aux standards de CNNP, l'usage de plus en plus systématique de la marque Da Yi et à terme l'abandon des emballages classiques aux profit de nouveaux emballages spécifiques à l'usine tel que par exemple les Da Yi Rouges ou Violettes, qui font leur apparition en même temps que la Shui Lan Yin.
- 1.Shui Lan Yin 1997
- 2.Emballage classique Chi Tse Beeng Cha CNNP fin 90
- 3.Da Yi Violette début 2000
- 4.Da Yi Rouge début 2000
Derrière l'emballage CNNP, un puerh (Pu Er tea) de recette 7542
Bien que toutes les Chi Tse Beeng Cha sorties de Menghai Tea Factory dans les années 90 se ressemblent, et partagent pour beaucoup les mêmes emballages, les thés qui composent ces galettes ne se ressemblent pas. Cela peut sembler bien étrange à l’amateur de thé aujourd'hui, mais des thés radicalement différents, basés sur des assemblages de feuilles de grades, de régions et de caractères distincts étaient en ce temps emballés dans les mêmes emballages, sans que n'y soit inscrit nulle part la nature ou l'origine du thé.
Encore une fois, ce n'est que sur le Da Piao, le grand ticket qui accompagne les « paniers » de 64 galettes, que l'on trouve parfois les informations concernant la nature des thés sous forme de références telles que 7542, 7572 ou encore 7452. Connues donc que par les maisons de thés qui achetaient ces thés en gros, celles ci prenaient ensuite parfois l'initiative d'inscrire ces références sur les tong de thés, voir plus rarement sur les emballages des galettes, afin de permettre au client d'identifier le thé.
- 1.Référence à 4 chiffres inscrite sur un tong de puerh
- 2.Shui Lan Yin 1997 à coté d'une 7452 de 2001
- 4.Tong de 7572
Pour comprendre le sens ce ces références, il faut d'abord comprendre l'approche du thé qu'avait l'industrie communiste et la notion de recette. Loin de l’approche actuelle d'affinage du terroir, l'objectif de l'industrie du thé était principalement de produire en quantité un produit standardisé et reproductible, et fut particulièrement pour cela développé les notions d'assemblage et de recette. Les différentes usines d'état, qui avaient accès à l'intégralité de la production de thé du Yunnan, cherchèrent ainsi les meilleure manières d'assembler ces feuilles, en fonction de leur taille (c'est à dire de leur age sur l'arbre), de leur région, de la saison de la récolte, du caractère gustatif des feuilles, de leur aspect, etc.
De tels assemblages, une fois développés et éprouvés, pouvaient ensuite être reproduits en quantité, avec une bien plus grande stabilité gustative d'une galette à l'autre que si on avait pressé les sacs de maocha de tel ou tel jardin au fur et à mesure de leur arrivée à l'usine. Mais ces recettes pouvaient aussi être reproduites d'une année sur l'autre, en prenant juste éventuellement soin d'adapter les proportions à la spécificité du millésime, permettant à un « goût » donné, le 7542 par exemple, de perdurer au fil des années.
Et c'est ainsi qu'un jour de 1975 est né cet assemblage, devenu depuis le thé puerh (Pu Er tea) le plus connu de l'histoire du puerh (Pu Er tea) moderne. Les deux premiers chiffre de cette référence se réfèrent d'ailleur à cette année 1975 où cette recette fut produite pour la première fois. Le « 4 » qui suit qualifie le grade des feuilles, la 7542 étant un assemblage de grade relativement fin, contenant donc une majorité de feuilles jeunes et tendres, par rapport par exemple à des recettes telles que les 8582 et 8592 basées sur des feuilles plus âgées (plus grandes). Le dernier « 2 » enfin de ces références est le code relatif à « Menghai Tea Factory », tous les thés sortant de cette usine portant des références finissant par 2.
Basée donc sur des feuilles plus fines que d'autres assemblages connus de Menghai Tea Factory, mais plus grosses que les assemblages les plus fins comme la 7532, c'est avant tout pour son caractère gustatif que cette recette s'est petit à petit imposée, jusqu'à devenir le thé le plus connu de ce producteur. Déjà remarqué dans leurs premières années, c'est surtout avec le temps que cet assemblage est devenu connu, montrant après une ou deux décennies une maturation particulièrement intéressante.
Différents lots de 7542 des années 80 et 90, aux caractères et à la maturation particulièrement remarquables ont ainsi été mis sur le devant de la scène ces 20 dernières années. Outre la Shui Lan Yin, on peut citer la célèbre 88 qing bing, un lot de 7542 produites entre 1989 et 1991 stockées à Hong Kong par Vesper Shan, ou encore la « 73 qing bing», un lot de 7542 de 1985 stockées à Taiwan. Car ce qui fait avant tout le caractère et la qualité d'un puerh (Pu Er tea) âgé est la qualité de son stockage, et deux 7542 identiques à la sortie de l'usine peuvent 20 ans après présenter des caractères et des qualités toutes différentes en fonction du lieu et la manière dont elles ont étés stockées...
Importance et influence du stockage dans un thé âgé
La maturation du thé puerh (Pu Er tea) est un processus complexe, lié à la présence de micro-organismes vivant à la surface des feuilles. Or les conditions dans lesquelles le thé est stocké, température, humidité, présence d'air, auront une grande influence sur l'interaction entre ces micro-organisme et le thé, et ainsi sur l'évolution de ses arômes dans le temps. C'est pourquoi deux galettes originellement identiques, deux 7542 de 1997 par exemple, peuvent évoluer de manière bien différentes selon leur contexte. Il est ainsi courant de rencontrer sur l’étagère d'un vendeur ou un collectionneur, un thé que l'on connaît bien, d'un millésime que l'on possède, et d'être très surpris lorsqu'on le déguste par le caractère résolument différent de ce thé, par rapport au souvenir que l'on en avait !
C'est la raison pour laquelle on donne des noms à certains stocks de thés âgés connus comme la « 88 qing », qui ne sont que des 7542 ordinaires produites entre 1989 et 1991 mais dont le caractère aujourd'hui découle d'un stockage particulier.
Le lieux de stockage a tout d'abord son importance, des régions telles que le Yunnan, Hong-Kong, Taiwan ou encore la Malaisie où s'est particulièrement développé la culture de la maturation du thé puerh, possèdent des conditions climatiques spécifiques qui influent sur la maturation du thé.
- 1.Rayonnages de thé puerh (Pu Er tea) en Malaisie (Purple Cane)
- 2.Galettes agées stockées à Hong Kong (The Best Tea House)
- 3.Thés puerh (Pu Er tea) dans une boutique à Taiwan
- 4.Thés stockés dans le Yunnan vendu à Kunming
Mais plus encore que le lieu, la manière avec laquelle on appréhende le stockage du thé puerh (Pu Er tea) aura une influence décisive sur l'évolution du thé. Ainsi des régions comme Hong-Kong, Taiwan, ou le Yunnan n'ont ni la même culture du thé puerh, ni le même goût, et ne stockent pas les thés de la même manière, aboutissent avec les années à des thés sensiblement différents. En effet si il y'a bien une différence climatique notable entre par exemple Hong Kong et Taiwan, ces différences sont dérisoires par rapport à l'influence des méthodes de stockage, et par exemple à la différence d'humidité ambiante au sein d'un stock aéré et d'un stock que l'on prendra soin de fermer hermétiquement.
Enfin, outre la question de la spécificité climatique et culturelle de ces différentes régions, il faut aussi prendre en considération la qualité du stockage, et si certains grands cru bien stockés sont devenus sublimes après des années, les mêmes thés stockées avec moins de soins ou de manière moins adaptées se retrouvent souvent plats et vide d’intérêt. La Shui Lan Yin que j'ai choisie pour illustrer cet article fait donc partie des meilleurs que j'ai pu goûter, et a le mérite de véritablement être à la hauteur de la réputation de cette galette. Après quelques courtes années de stockage naturel à Hong Kong, cette galette fut stockée avec grand soin dans un excellent stockage naturel sec à Taiwan. La suite dans la tasse.