On se pose de plus en plus de questions sur les conditions de ceux qui produisent les thés que nous dégustons. Ces conditions sont elles « équitables », les travailleurs, producteurs, vendeurs sont-ils traités et payés convenablement ? Qui tire les bénéfices de la vente du thé ?
J'aimerais aujourd'hui aborder rapidement une question sensiblement différente, dont on parle peu et dont les amateurs de thé puerh (Pu Er tea) n'ont probablement pas conscience en occident : La place des femmes dans le monde du thé au Yunnan et plus généralement dans le triangle d'or, où sont produits les thés puerh.
Pour beaucoup l'image de la femme dans le thé, c'est ces charmantes cueilleuses qu'on voit sur les photos chanter en travaillant, jeunes et jolies et dans de beaux costumes traditionnels. Bien souvent d'ailleurs, il s'agit en réalité de jolies filles de la ville qui ont été déguisées et placées devant un arbre à thé pour la photo, plus que de véritables paysans. Certains villages médiatisés ont même poussé la chose plus loin en organisant de véritables chorégraphies, avec presse, télévision et compagnie, et dépeignent un paysage féerique à cent lieux de ce qu'on voit réellement dans les jardin à thé du Yunnan.
Car la vrai cueilleuse dans le Yunnan est moins vendeuse. Bien souvent il s'agit une mamie mal coiffée, avec de vieux habits sales et rapiécés, quand ce n'est pas en réalité... un homme!
Si en effet on trouve peu être un peu plus de femmes dans les jardins à thé, la cueillette des feuilles n'est en rien un travail qui leur est réservé et il y'a aussi énormément d'hommes qui cueillent le thé, que ce soit dans le Yunnan, en Thailande, au Laos ou en Birmanie.
- 1.Femmes cueillant des feuilles à Bing Dao
- 2.Femmes cueillant des feuilles à Fengqing
- 3.Femmes cueillant des feuilles de thé
- 4.Homme et femme dans un arbre à thé
- 5.Homme cueillant des feuilles au Laos
- 6.Homme cueillant des feuilles en Thailande
Alors pourquoi cette éternelle image de la belle et jeune cueilleuse de thé qui grimpe dans les arbres ? Et bien parce que pour l'image on ne peux pas faire mieux! Déjà et c'est bien connu une jeune femme, surtout si on la maquille et qu'on lui rajoute un petit costume coloré, c'est beaucoup plus vendeur qu'un homme ou qu'une vielle femme. Mais en plus cela permet de placer dans le même plan une jolie fille et un arbre à thé. Bref c'est la fille sexy qui pose à coté de la voiture dans la pub, ça fait rêver le consommateur et ça marche du tonnerre !
- 1.Jeune femme dans un arbre à Nanmei
- 2.Jeune femme cueillant des feuilles en Thailande
- 3.Jeune femme cueillant des feuilles à Pasha
- 4.Promotion pour un thé puerh (Pu Er tea) à Taiwan
Maintenant c'est bien beau les cueilleuses de thé, rendons leur hommage au passage et remercions les pour leur dur travail, mais il faut tout de même rappeler que dans la production du thé, la cueillette est un des travail qui demande le moins d'expérience, qui est le mois valorisé et qui est de loin le moins bien payé. Ainsi si c'est par exemple systématiquement les femmes qui cueillent le thé en Inde (et souvent aussi au Népal bien ce que soit moins stricte), cela ne leur donne pas pour autant, et loin de là, une place très enviable dans le monde du thé Indien, ni de grands bénéfices sur la vente de ces thés.
- 1.Cueilleuse de thé en Thailande
- 2.Cueilleuse de thé à Mengku
- 3.Cueilleuse de thé à Bing Dao
- 4.Cueilleuse de thé à Pu'Er
Or, et c'est là que ça commence à devenir intéressant, dans le Yunnan et plus généralement dans le triangle d'or, la place de la femme ne se cantonne absolument pas dans le jardin, et son rôle est très loin de se limiter à la cueillette des feuilles ! La transformation des feuilles en particulier, qui demande énormément de savoir faire, et qui rappelons le est l'étape cruciale qui fera ou non un grand thé à partir de simples feuilles d'arbres, est ainsi couramment effectuée par des femmes (là ou par exemple ces étapes sont presque exclusivement sous la responsabilité d'hommes au Japon ou en Inde).
- 1.Roulage des feuilles à Mengku
- 2.Déscitation des feuilles à Mengku
- 3.Roulage des feuilles en Birmanie
- 4.Déscitation des feuilles à Bing Dao, Yunnan
Autrement dit si de grands puerh (Pu Er tea) sont de grands puerh, c'est bien souvent grâce à l'expérience et à la maîtrise des femmes qui sont derrière. Mais comme cela est le cas de la cueillette on notera que ce travail n'est pas pour autant genré et qu'on retrouve aussi bien des hommes que des femmes derrière la transformation du thé puerh.
Lorsque la production est familiale, homme et femmes de la familles travaillent généralement ensemble les feuilles, l'un se chargeant par exemple de la dessiccation, l'autre du roulage. C'est par exemple le cas de la famille de Wang Bing, petit producteur de Yi Wu auquel j'ai consacré un article complet, et où toutes les étapes de la production du thé, de la cueillette à la compression et l'emballage des galettes sont effectués par les différents membres de la famille.
Une journée avec la famille de Wang Bing
Au printemps, la journée commence au lever du jour dans la famille de Wang Bing. Parfois, lorsqu'ils reste des feuilles de la veille à transformer – ce qui est l'idéal pour la qualité du thé mais n'est pas toujours possible en pleine saison – les grand parents commenceront leur journée par travailler ces feuilles. Lorsque le grand-père de la famille se charge de la dessiccation au wok, sa femme s'occupe du roulage manuel des feuilles, mais il est courant que les rôles s'inversent selon l'humeur du moment.Une fois les feuilles transformées et mises à sécher, ils se rendront ensemble dans le jardin de la famille, situé à une petite demi heure de marche du village. Ils y passeront la journée à cueillir les feuilles ensemble, entrecoupé d'une courte pause pour pique-niquer avant de rejoindre le reste de la famille.
Pendant ce temps Wang Bing et sa femme parcourent les villages avoisinants pour y sourcer des feuilles de vieux arbres. Yi Wu étant un terroir très reconnu et particulièrement spéculatif, et le manque d’honnêteté de bon nombre de paysans n'étant plus à prouver, c'est un travail particulièrement difficile et stressant, qui demande énormément d'attention et de doigté, que ce soit pour évaluer l'authenticité et la qualité des feuilles (qu'on ne peux généralement pas goûter avant achat), ou pour juger les réactions et les dires du paysans.
Pour cela Wang Bing et sa femme font un travail d'équipe redoutable et totalement rodée. Tandis ce que l'un plaisante avec la famille qui vend les feuilles, l'autre croque par exemple discrètement une feuille, ou jette un coup d'oeil à celles qui sont en train de sécher au fond du jardin. Le temps passé dans une famille peut être très rapide ou bien plus long selon les jours, la situation, l'ambiance spéculative du moment, la relation qu'ils entretiennent avec la famille… Jamais un mot n'est échangé entre Wang Bing et sa femme quand à la qualité du thé, ce qu'ils pensent du prix, de l'origine des feuilles, mais quelques coup d’œil, et de discrètes expression du visages leur suffisent pour que chacun d'eux sache pertinemment ce que pense l'autre et si ils repartiront ou non avec un sac de feuilles dans les mains...
Lorsqu'ils s'agit de presser des galettes de puerh, dans le petit atelier de la maison familiale, le couple se fait généralement aider du beau frère de Wang Bing. C'est un travail d'équipe où chacun a sa place : Madame Wang s'occupe de la pesée et de l’étuvage des feuilles, qui seront enduites façonnées en galettes par son beau frère, avant d'être finalement pressées par Wang Bing à l'aidre de lourdes pierres.
C'est après le dîner, la nuit tombée que la transformation des feuilles cueillies dans la journée commencera. Selon la quantité des feuilles les grands parents, ou Madame Wang s'en chargerons. En plein printemps, lorsque les quantités sont plus grandes, toutes la famille participe à cette transformation ensemble, jusque tard dans la nuit...
On rencontre une situation similaire à plus grande échelle dans des coopératives ou des ateliers plus conséquent qui engagent de la main d’œuvre, et où le travail des feuilles est aussi bien effectué par des hommes que par des femmes. Dans de nombreux ateliers que j'ai visité, que ce soit dans le Yunnan mais aussi en Birmanie, en Thaïlande ou au Laos, hommes et femmes travaillent ainsi côte à côte quelque soit le poste qu'ils occupent. Plus encore, nombre de ces ateliers, qui ont sous leur responsabilité l'ensemble de la chaîne de production, de l'achat des feuilles fraîches au paysans, à la commercialisation du maocha (puerh transformé mais non compressé), sont dirigés par des femmes.
- 1.Atelier de transformation des feuilles en Thailande
- 2.Hommes et femmes travaillant ensemble les feuilles de thé
- 3.Tri des feuilles dans un atelier de Jinuo Shan
- 4.Atelier à Pasha
- 5.Coopérative géré par une femme à Jinuo Shan
C'est par exemple le cas de A Se, une jeune productrice dynamique qui a monté et dirige un petit atelier de transformation des feuilles à Phongsaly, au Laos.
A Se, une jeune productrice Chinoise à Phongsaly
A Se est Hani (une des ethnies présente dans le Yunnan), et vient de la région de Menghai en Chine. Issue d'une famille modeste de paysans, mais qui possèdent une poignée de théiers, elle passera son enfance dans la campagne de Menghai, ou elle découvrira le thé. Adolescente elle partira travailler dans une usine de thé de la région. Le travail en usine est difficile mais très formateur. Elle y apprendra notamment la transformation des feuilles, mais aussi la rigueur que demande la production du thé et le travail en usine.Il y'a une dizaine d'années un homme d'affaire Malaisien, pays où le thé puerh (Pu Er tea) est apprécié de puis longtemps, découvre la richesse méconnue du terroir de Phongsaly, et décide d'y produire du thé. Bien que les arbres et la terre de la région soient exceptionnel, le travail des feuilles par les paysans n'est généralement pas assez rigoureux pour produire des thés de qualité, et il décide alors de créer une usine pour transformer les feuilles et produire un thé à la hauteur de ses attentes. Ce qu'il lui faut pour cela c'est un responsable de la transformation des feuilles pour former du personnel laotien et superviser la production. C'est à Menghai, région reconnue pour la qualité de sa main d’œuvre, qu il rencontre A Se, qui finit par se laisser convaincre de s'installer à Phongsaly et devenir responsable de la production de cette fabrique.
Après quelques années au sein de cette usine, A Se se mettra à son compte et montera avec son mari son propre petit atelier de production de thé puerh. Ils font pour cela le tour de différents villages de Phongsaly pour en acheter les feuilles fraîches, qu'ils transforment quotidiennement le soir venu. Lorsque les quantités sont grandes et qu'ils ne peuvent gérer autant de feuilles ils engagent quelques personnes, de jeunes Laos dynamiques que A Se a formé à la transformation du thé, ou des femmes âgées du village pour le tri des feuilles.
Cette large présence féminine, ne se limite pas non plus à la production de Mao Cha. On la retrouve aussi chez les producteurs plus importants qui possèdent leur marque et qui élaborent, pressent et commercialisent des galettes de thé. Ainsi dans de nombreuses usines les travailleurs sont aussi bien des hommes que des femmes. Certaines taches, comme le tri des feuilles sont plus souvent effectués par des femmes, qu'on a l'habitude de reconnaître comme plus habiles et précises (on retrouve aussi cette tendance au Népal), d'autres très physiques comme la compression manuelles des galettes à l'aide de lourdes pierres (de plusieurs dizaines de kilogramme) sont plus souvent effectués par des hommes bien que l'ai souvent vu des femmes assurer le pressage des galettes !
- 1.Femmes dans une usine de Jinuo Shan
- 2.Femmes compressant des galettes de puerh (Pu Er tea) chez Chen Sheng Hao
- 3.Hommes emballant des tongs de puerh (Pu Er tea) chez Chen Sheng Hao
- 4.Hommes et femmes emballant des galettes chez Kucong Shan Zhai
A nouveau cette présence féminine ne se limite pas aux travailleurs, et un grand nombre d'usines ou de marque de thé parmi les plus connues du Yunnan ont ainsi été fondées ou sont dirigées par des femmes. Pour les producteurs de puerh (Pu Er tea) les plus célèbres on citera en premier lieux Haiwan, fondé en 1999 par Mr. Zou Bing Liang et Mme Lu Guoling, ancienne directrice de la célèbre Menghai Tea Factory. Autre grande industrie du puerh, Six Famous Tea Mountains (Liu Da Cha Chang), fondé par Mme. Ruan Dian Rong, experte, auteur et très grand nom du thé, elle aussi ancienne directrice de Menghai Tea Factory. On pourrait aussi citer Lancang Gu Cha, un autre nom parmi les très grandes marques du monde du puerh, fondé et dirigé par Mme. Du Chun Yi.
- 1.Ruan Dian Rong fondatrice de Six Famous Tea Mountains
- 2.Six Famous Tea Mountains un des grande industrie du puerh (Pu Er tea) fondée par une femme
- 4.Haiwan grande industrie du puerh (Pu Er tea) co-fondé et co-dirigé par une femme
- 5.Camellia Siow directrice de l'art du thé chez Purple Cane Malaysia
Bien sur à coté de ces mastodontes du thé, qui produisent chacun plusieurs milliers de tonnes de puerh (Pu Er tea) par an, on trouve dans le Yunnan un très grande nombre de petites usines, qui engagent des hommes comme des femmes, mais surtout qui sont aussi bien dirigées par des hommes que par des femmes. Je pense par exemple à Meng Yan Guo Yen Cha Chang, fondé et dirigé par Mme. Dong Guo Yen.
Cette place cruciale des femmes est tout aussi notable au niveau de la vente du thé, et de nombreux commerces de thé sont dirigés par des femmes, que ce soit dans le domaine de la vente en gros ou de la vente au détail. Ainsi sur les marchés de gros, de Kunming et d'ailleurs, les femmes que vous voyez infuser les thés afin de les faire goûter aux clients ne sont souvent pas, comme on pourrait le croire au premier abord, des jeunes filles formées à servir le thé tel qu'on on voit dans nombre de maisons de thé chinoises, mais bien les businesswomen qui gèrent la négoce du thé, et sont aujourd'hui au cœur du marché du puerh.
- 1.Marché au thé de Kunming
- 4.Vendeuse de thé à Kunming
- 5.Vendeuse et producteur de thé (Zhaijichafang) à Kunming
- 6.Vendeuse et producteur de thé (Kucong Shan Zhai) à Pu Er
Au delà de la production et la vente du thé, on retrouve aussi une large présence féminine au niveau de la culture du thé. Un grands nombre d'experts, de chercheurs, d'auteurs, ou de «maîtres» de thé parmi les plus importants et les plus respectés sont en effet des femmes. Nombreux ouvrages de références sur le thé puerh (Pu Er tea) ont ainsi été écris par ces femmes, qu'ils concernent l'agriculture et la production du thé, son histoire, ses terroirs, les différentes culture qui se rattachent au thé, ou encore l'art du gong fu cha et de l'infusion du thé. Parmi tant d'autres on pourrait citer l’anthropologue Jinghong Zhang, originaire du Yunnan et qui a récemment écrit un des rare ouvrage en anglais consacré au thé puerh, ou en langue chinoise, Ruan Dian Rong qui a écris quelques livres sur le puerh, mais surtout Zhan Ying Pei qui a publié plusieurs livres dans lesquels transparaît la grande qualité de son travail de recherche sur les terroirs du Yunnan.
Cette forte présence féminine dans le milieux des intellectuels du thé sort ainsi du triangle d'or, où le puerh (Pu Er tea) est produit, et est particulièrement marqué dans des régions ou la culture et et l'art du thé sont profondément développée, comme à Taïwan où on note une large présence féminine au sein des artistes, chercheurs, enseignants du thé (je pense par exemple et parmi tant d'autres à Li Shu Yun, qui a développé toute une recherche autour de la pensée de l'objet et de l'esthétique du gong fu cha).
Bien que le monde du thé reste encore très majoritairement un univers masculin dans un certain nombre de pays comme le Japon, l'Inde, voir le Népal, où la présence féminine est souvent limitée aux jardins à thé mais bien rarement à des postes plus élevés, le monde du thé dans le Yunnan et plus généralement dans le triangle d'or, apparaît pour sa part comme un exemple particulière intéressant d'égalité entre homme et femmes.
- 1.Dans un jardin à thé
- 2.Transformation des feuilles
- 3.Tri des feuilles
- 4.Dans une usine
- 5.Vendeuse de thé
De la cueillette des feuilles à l'art de les infuser, en passant par leur transformation et leur commerce, aucun des métiers du puerh (Pu Er tea) et de sa culture ne sont en effet dominé par un sexe ou l'autre. Hommes et femmes y travaille ensemble, y possèdent les mêmes conditions de travail et de rémunération, et s'y côtoient sereinement sans sentiment de machisme.
De nombreuses femmes occupent ainsi des poste clef dans la productions du thé, sont à la tête de fabriques de grande renommées ou de grosses industries, sont reconnues pour la qualité des thés qu'elles transforment, qu'elles conçoivent ou qu'elles commercialisent, et ont par leurs écris ou leur enseignement une forte influence sur la culture du thé en Chine et au delà.
- 1.Petits producteurs à Yanuo Shan
- 2.Productrice de Puerh en Thailande
- 3.Productrice de thé en Birmanie
- 4.Dans un atelier en Birmanie
- 5.Experte de thé en Malaisie
- 6.Sourceuse de feuilles fraîches à Mengku
Si le triangle d'or est généralement perçu comme une zone sous développée, et souvent considérée en retard par les pays dits développée, il présente sur cette question une avance évidente, et constitue un modèle qui on l'espère se répendra à d'autres pays producteurs autour du globe.