Chow Yu est un des visage incontournables du monde du thé et a notamment joué un rôle important dans la renaissance de la culture du thé à Taïwan dans les années 80. Sur l'héritage d'un lieu historique fondé par son père, le professeur David Chow, et qui fut l'une des places importantes du débat critique et politique à Taïwan depuis les années 50, Chow Yu fonde en 1981 Wistaria Tea House, aujourd'hui classé site historique de Taipei. Avec cette maison de thé Chow Yu pose une nouvelle approche du thé dans le paysage Taïwanais des années 80.
Inspiré des salons européens du 18ième siècle, Wistaria Tea House est une place incontournable de la culture à Taiwan, et pendant plus de deux décennies se sont côtoyés entre ses murs, activistes, artistes, penseurs, et amateurs de thé. Mais plus qu'un lieu Wistaria est le reflet de l'esprit de Chow Yu, sa philosophie en équilibre entre modernisme occidental et taoïsme, et son rapport au thé.
En attendant un article complet à venir sur Chow Yu et sa vision du thé, j'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui, en français, un article écrit par Chow Yu en personne, il y a presque deux décennies de cela, en 1995, et qui nous introduit magnifiquement à la magie du thé.
Un grand merci à Chow Yu de nous offrir ces quelques lignes.
Toute la nature dans une tasse de thé – par Chow Yu
Pour un esprit occidental, prétendre comme le fait le poète "voir l'univers dans un grain de sable » est au plus une aimable utopie. Pourtant cette phrase est immédiatement comprise par tout Asiatique amateur de thé vert ou de thé Wu-long qui sait, dans l'arôme de quelques feuilles de thé, retrouver toute l'essence de la nature, les monts et les torrents, les herbes et les rochers. Aux émanations subtiles d'une tasse de thé Lung-chin, récolté sur les rives du Lac de l'Ouest à Hangchow, surgissent dans l'imagination du buveur chinois les splendides paysages des bords de l'eau des régions situées au Sud du Yangtseu. Une tasse de thé Wulong récolté en haute montagne à Taiwan évoque par contre le ciel d'azur et les nuages blancs qui couronnent les sommets formosans, et son délicat parfum transporte celui qui s'en délecte vers de hautes régions où souffle une brise limpide. Sensations exquise que celle du thé qui envahis le palais et caresse la langue ! Un lettré d'antan y reconaissait « le frais jaillissement d'une source sous la langue ».
Il en va du thé comme d'un vin rouge : sa saveur et son arôme sont vivants et changeants. Il y a quelques deux mille six cents ans que le sage Lao-Tseu constata que « la matière est chagement ». Par là, il voulait exprimer que l'essence de la vie, le Tao, se manifeste dans le monde phénoménal sous des aspects sans cesse différents. Le plus ancien livre chinois de philosophie a pour titre I-King ou Yi-Ching, ce qui peut se traduire par Livre du Yi 易. Ce caractère qui signifie à la fois changement et facilité apparaît merveilleusement approprié à évoquer les subtiles variations de l'arôme du thé et des images que celui-ci engendre. Le thé est en effet bel et bien une voie d'accès aisée au monde multiple de la nature. Mais comment s'opère ce miracle ? Sans doute les mystères du Ciel y ont-ils leur part, mais tout autant la causalité qui règne ici-bas.
Le mystère de la feuille de thé
La feuille de thé possède une extraordinaire vertu : sa capacité d'imprégnation. Elle s'imprègne en effet aisément de l'odeur, du parfum de toute chose avec quoi elle entre en contact. Ce principe a du reste depuis fort longtemps trouvé son application dans le thé au jasmin où les feuilles de thé et fleurs sont mélangées de telle sorte que le parfum des fleurs soit absorbé, puis conservé par les feuilles. Ainsi se déploient dans une tasse de thé que l'on boit en automne ou en hivers toutes les saveurs du printemps ou de l'été. Il arrive aussi parfois que des feuilles de thé de qualité inférieure soient utilisées contre les mauvaises odeurs ; placées dans un garde-manger, elles absorberont l'odeur huileuse de beignets que l'on vient de frire.
Il n'est donc point surprenant que des arbres à thé poussant sur les flancs des montagnes absorbent par leurs feuilles les parfums qui les baignent et même un peu de l'esprit volatile des monts et des torrents. Peut-être est ce de là que vient le merveilleux pouvoir de séduction du thé.
- 1.Feuilles de thé dans un gaiwan Copyright Sébastien Vacuithé
- 2.Feuilles d'arbre millénaire dans le Yunnan
- 3.Brume dans les montagnes de Taiwan
- 4.Chute d'eau au Laos
- 5.Paysage de montagne dans le Yunnan
Si les feuilles de thé enclosent naturellement les mystérieuses beautés de la nature, il n'a pas été facile de trouver la clef permettant de les en faire sortir. Quelques millénaires de tâtonnements ont été nécessaires aux Chinois qui, pendant presque mille ans, s'en sont tenu au thé non fermenté ou thé vert. Bien que sous les Tang (618-907) et les Sung (960-1127) aient été élaborées des techniques raffinées de traitement du thé et que quelques thés prestigieux aient été produits, on était encore fort loin d'avoir exploré toute les virtualités de la petite feuille verte. Ce n'est que depuis sept à huit cents ans qu'ont été découverts les secrets de la fermentation de la feuille de thé et que les techniques permettant de la déclencher et de l’arrêter ont pu être maîtrisées. Seule la fermentation, faible ou moyenne selon les cas, du thé Wu-long permet de libérer toute l'énergie de l'âme de la nature cachées dans les feuilles.
Même si elle a quitté précocement l'arbre qui l'a nourrie, la feuille de thé peut, après fermentation, dégager d'amples et riches parfums en une palette chatoyante comprenant aussi bien la fraîcheur délicate de la jeune orchidée que l'élégance épanouie de la fleur d'osmanthe. Une fermentation plus longue produira même des parfums de fruit mûr. Par la fermentation naissent des saveurs et des arômes bien plus subtils, directes expressions de la vie, que par le procédé qui consistait à fumer les feuilles de thé à l'aide de fleurs se consumant lentement. Pour les occidentaux habitués au seul thé noir à fermentation forte, il y'a là un univers à découvrir. Il y'a eux toutefois aux dix-septième et dix-huitième siècles des Européens pour apporter dans leur pays un thé « étonnant » qu'ils firent goûter dans les cours princières à la noblesse et aux intellectuels. Il s'agissait de thé Wu-yi récolté dans les montagnes du Nord du Foukien (Fujian). Ce thé, appelé « bou-hi » dans la langue du Foukien, fut introduit en Europoe sous le nom de Bohea (prononciation anglaise).
Origine et essor de la civilisation du thé dans le monde chinois
A Taiwan, le thé n'est consommé que depuis un peu plus de quatre cents ans, lorsque des colons Han (c'est à dire chinois) l'introduisirent à partir du Foukien et de la région de Chaoshan (dans le nord-est de la province de Canton). Quand à l'exploitation de plantations et à la préparation de thé à des fins commerciales, elle ne se sont véritablement développées que durant les deux cents dernières années. Boire du thé est un usage qui a pris naissance il y'a peut-être quatre mille ans dans le sud-ouest de la province du Setchouan (Sichuan). A l'origine, le thé était utilisé comme plante médicinale. Quand en 221 A.C. L'empereur Chin Shih-Huang eut unifié la Chine, le thé fit son apparition dans le bassin moyen et inférieur du Yangtseu. Vers le septième siècle de notre ère, alors que l'habitude de boire du thé avait déjà conquis le Nord de la Chine, un homme du peuple, lettré quelques peu singulier du nom de Lu Yu, collecta toutes les informations concernant les méthodes en usage depuis près de mille ans en Chine pour planter, traiter, préparer et déguster le thé. Il les réunit ensuite en un livre, le Cha-King ou Livre du Thé, qui constitue le premier ouvrage jamais écris sur le sujet. Malgré son ancienneté, ce livre, encore riche d'enseignements, est resté une référence incontournable.
Par la suite, le thé se répandit à une vitesse croissante dans tout l'Extrème-Orient, aussi bien dans les régions de peuplement Han que parmi les populations voisines pour qui il devint indispensable, tant par ses vertus thérapeutique que comme plaisir des sens, tant comme art raffiné que pour des libations religieuses. Au cours des siècles qui suivirent, le succès du thé dans tout l'Extrème-Orient se confirma sous des formes et des modes divers et successives, mais toujours fort élaborées. Après avoir maîtrisés la culture du thé et le traitement des feuilles, la civilisation du thé s'enrichit de l'art de préparer le thé et de celui non moindre d'apprécier non seulement l'infusion, mais aussi l'eau utilisée. De nos jours, on ne compte plus les livres sur le thé écrits au fil des siècles, pas plus que les poèmes, les peintures, les sculptures sur bois relatifs au thé ou les ustensiles pour préparer le thé retrouvés dans des tombeaux anciens, qu'ils fussent en terre cuite, porcelaine, bambou, laque, or, argent, bronze, fer, étain ou autres matériaux.
- 1.Wistaria Tea House
- 2.Théière en terre de Yixing Wistaria Tea House
- 3.Tasse de thé Wistaria Tea House
- 4.Bol à thé dans les mains de Chow Yu
Les nombreux bols, tasses, petits pots à thé découverts récemment dans des sépultures et fabriqués dans les célèbres fours à céramique qui se sont développés à partir des Tang témoignent de l'art consommé auquel étaient parvenus les céramistes aux époques Tang et Sung. Leur formes et leurs couleurs sont si parfaites et si harmonieuses qu'on a parfois du mal à croire qu'ils aient pu être produits par des humains. Qui les contemple, est immanquablement confondu par tant de beauté. Depuis quatre à cinq cents ans, Le thé Wulong infusé le plus souvent dans des théières faites en terre mauve de Yi-hsing (Yi Xing). Par la variété des formes et le créativité que celle-ci reflète, la poterie a dès le quinzième siècle atteint de nouveaux sommets et, pour la première fois alors, des artisans céramistes ont fièrement gravé leur nom sous leurs créations. On constate par ailleurs que le développement de l'art du thé n'a pas été sans influencer fortement et la musique et l'agencement des jardins et l'architecture et les vêtements et bien d'autres arts encore. En s'unissant étroitement à la pensée confucéenne, taoïste et bouddhiste, l'art du thé participe par ailleurs à l'étique, aux rituels, à la culture de l'esprit, à la religion et à une certaine vision du monde.
Deux approches différentes : le thé dans le monde chinois et le sa-doo japonais
Les Chinois sont communément considérés par les Occidentaux comme des confucianistes. Mais en Chine, l'influence du confucianisme s'est limitée en fait à la morale, à la logique, au système social et à l'art de gouverner. Pour ce qui est des arts, de la littérature, des sciences, de la médecine, de l’agriculture, de l'artisanat ou de la conception de la nature et du monde, les Chinois sont des fils du Tao.
A leurs yeux, le Tao est bien réel ; il est à l'origine de toute vie, de tout ce qui existe, et de toute forme. Principe sous-jacent à tout phénomène, il est toutefois insaisissable. Présent en toute chose, il est indéfinissable ainsi que l'exprime la phrase de Lao-Tseu : »Le Tao dont on peut parler n'est pas le Tao ». Cela implique naturellement que l'on ne peut dans aucun domaine établir des normes ou définir des formes dans lesquelles s'inscrirait le Tao. Là réside une différence véritablement ethno-culturelle entre la perception chinoise et celle du peuple japonais.
Ce sont des moines nippons qui, séjournant au treizième siècle dans des temples chan (zen) du Sud de la Chine, y découvrirent un art du thé ritualisé par les siècles et qu'ils instroduisirent dans leur pays en même temps qu'ils y rapportaient feuilles de thé, boutures et ustensiles pour la préparation et la dégustation. Après trois siècles de lente évolution, la cérémonie du thé atteingnit sa forme la plus achevée dans le formalisme strict définit par le Grand Maître de Thé japonais Senno Rikyu. Toutefois, il serait faux de croire que le sadoo japonais se soit développé en dehors de toute influence. Avant même que le thé ne parvint au pays du Soleil Levant, la pensée confucéenne et les rites qu'elle affectionnait, tout comme le bouddhisme, avaient profondément marqué la culture japonaise, ne serait-ce que par le biais de l'écriture emprunté au monde chinois.
Il est de nos jours encore difficile de saisir pourquoi les règles et le formalisme sont si important, voir fondamentaux pour les Japonais. Une explication est peut-être qu'à leur sens, seule la discipline imposée par des règles aussi contraigrante qu'intangibles peut permettre d'accéder au Tao. Il en va tout autrement pour les Chinois qui certes ne pensent pas pour autant que les arts puissent s'épanouir en dehors de toutes règles, mais qui estiment que celles-ci naissent avant tout du rapport dialectique qu'expérience et réflexion personnelles entretiennent avec le Tao. Variant donc d'un individu, d'un lieux, d'un temps à l'autre, les règles sont moins importantes que le principe dont elles dépendent. Cela explique pourquoi, au cours de la longue histoire du peuple chinois, l'art du thé s'est manifesté sous des aspects multiples. Tous les trois ou quatre cents ans, la tendance dominante dans le traitement et la préparation du thé s'est radicalement modifiée. Quand aux variations secondaires apparues ici et là, il serait vain de vouloir les dénombrer.
Déclin de la civilisation du thé en Chine continentale et renaissance à Taiwan
La civilisation du thé s'est véritablement épanouie en Chine sous les Tang et les Sung, puis à nouveau à la fin de la dynastie Ming et sous les Ching (du dix-septième au dix-neuvième siècle). Par la suite, les sommets impérieux auxquels parvint la civilisation occidentale, une incompréhension croissante de l'Extrème-Orient et de l'Occident qui se traduisit par des rapports conflictuels (Guerre de l'Opium), le chaos dans lequel sombra la Chine, les destructions incessantes dues à la guerre précipitèrent le déclin de l'art du thé comme celui de toute tradition. Il y'a seulement quinze à vingt ans que la renaissance quasi-miraculeuse de cet art que l'on croyait perdu s'est produite à Taiwan, sur cette île densément peuplée de Chinois arrivés là au cours des siècles.
Dans les années cinquante et soixante, toute l'île se consacra ardemment au développement des petites et moyennes entreprises avant de fournir les rudes efforts nécessaires à l’industrialisation. A cette époque, la culture américaine sous son aspect le plus frustre envahissait les villes de Taiwan : bars, salon de café, businessmen, militaires à demeure ou en permission (à cause de la guerre de Corée, puis de celle du Vietnam), prostituées, chansons américaines, films, séries télévisées. Tout était peu ou prou américanisé et il était impossible de trouver à Taipei quelque chose qui ressemblât tant soit peu à une maison de thé – exception faites de quelques salles municipales où des vieillards solitaires venaient regarder la télévision tout en buvant du thé.
A la fin des années soixante-dix apparut le mouvement littéraire dit de retour au terroir qui se caractérisait par un intérêt nouveau pour les racines et l'identité culturelles. Quasiment en même temps, le thé redevint à la mode et en quelques années s'ouvrirent un peu partout des maisons de thé, objet d'un engouement sans précédent. L'art du thé et les arts qui lui sont associés s'en trouvèrent bien évidement renforcés et purent ainsi s'épanouir. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, cette vogue a atteint le contient chinois et y a déclenché une renaissance de la civilisation du thé. Il est fort vraisemblable que d'ici deux à trois décennies, elle sera une puissante vague qui déferlera sour tout l'Extrème-Orient et suscitera ainsi l'intérêt des autres regions du monde. Espérons que la petite tasse de thé que l'on déguste sera alors pour bien des nouveaux amateurs un merveilleux moyen d'accès aux beautés de la philosophie, de la culture et de la civilisation chinoises traditionnelles !
Photos Copyright Olivier Schneider excepté photos indiqués Copyright Sébasten Vacuithé